Paroles de dimanches

Le pain pour la vie

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Par André Myre

Paroles de dimanches

31 juillet 2024

Crédit photo : Daniil Silantev / Unsplash

Le texte (Jn 6,24-35) choisi par la Liturgie pour ce dimanche, tiré du Livre des signes (Jn 2-12) est le début de l’explication que Jésus donne sur le sens du partage des pains qu’il vient d’effectuer.

L’extrait est un dialogue entre Jésus et la foule des témoins de son geste qui, le lendemain matin, se rendant compte qu’il n’est pas là, font le tour de la crique pour aller le rejoindre. L’introduction complète (vv 22-24) semble être le fruit d’un mélange de traditions, ce qui embrouille l’identification des groupes en présence, des déplacements et de leur sens.

 

6,24 Quand les gens se rendirent compte que Jésus n’y est pas, et ses partisans non plus, ils montèrent dans les barques et vinrent à Capharnaüm, à la recherche de Jésus.

 

 25 Et l’ayant trouvé de l’autre bord de la mer, ils lui dirent :

Rabbi, quand es-tu arrivé ici?

26 Jésus leur répondit et dit :

Faites-moi bien confiance, je vous le dis, vous ne me cherchez pas à cause des signes que vous avez vus, mais parce que vous vous êtes nourris de pain jusqu’à plus faim. 27 N’œuvrez plus pour la nourriture périssable, mais pour celle qui subsiste en vue de la vie pour toujours, celle que vous donnera l’Humain. C’est lui, en effet, que le Dieu Parent a marqué de son sceau.

 

28 Ils lui dirent donc :

Il nous faudrait faire quoi pour œuvrer aux œuvres de Dieu?

29 Jésus répondit et leur dit :

Ce qui est l’œuvre de Dieu, c’est que vous fassiez confiance en celui qu’il a lui-même envoyé.

 

30 Ils lui dirent donc :

Quel signe fais-tu donc, pour qu’à le voir nous te fassions confiance? Tu œuvres à quoi? 31 Dans le désert, nos pères ont mangé la manne, c’est bien ce qui est écrit :

Il leur a donné à manger un pain provenant du ciel.[1]

32 Jésus leur dit donc :

Faites-moi bien confiance, je vous le dis, le pain provenant du ciel, ce n’est pas Moïse qui vous l’a donné. Le pain provenant du ciel, l’authentique, c’est mon Parent qui vous le donne, 33 car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde.

34 Ils lui dirent donc :

Seigneur, donne-le-nous toujours ce pain-là!

35 Jésus leur dit :

C’est moi, le pain pour la vie. Qui vient vers moi n’aura plus faim, et qui me fait confiance n’aura plus jamais soif.

 

 

Jean

 

La péricope est située sur la berge d’une des nombreuses petites criques de la côte (vv 24-25). Le v 59, toutefois, situe l’intervention de Jésus en pleine assemblée de Capharnaüm. C’est important de le mentionner maintenant, car, symboliquement, dans cette assemblée, on n’est plus en Galilée mais en Judée. En effet, ce sont les scribes judéens qui contrôlent les assemblées de Galilée, pour y faire passer leur propre interprétation de l’existence. C’est donc dans ce contexte que l’évangéliste veut que nous interprétions ses propos.

Le dialogue entre Jésus et les gens est en trois morceaux. Dans le premier, Jésus déclare qu’ils ne viennent pas à lui pour les bonnes raisons (vv 25-27). Dans, le second, il parle de la nécessité de faire confiance à l’envoyé de Dieu (vv 28-29), et il termine en établissant un contraste entre Moise et lui (vv 30-35).

1. Dès qu’ils réussissent à s’approcher de Jésus, les gens veulent savoir ce qui s’est passé depuis la veille (v 25). La question n’a aucun intérêt pour Jésus qui, comme il le fait souvent en Jean, en profite pour dire ce qu’il veut. Dans une parole introduite par son typique «Faites-moi bien confiance» (amèn-amèn) caractéristique, il commence donc par regretter que le sens de ses gestes ne les intéresse pas. Ils n’ont d’attention que pour le profit immédiat qu’ils peuvent en tirer. Sa plainte s’apparente donc à la réplique qu’il donne au Satan, dans le fameux épisode du test au désert selon la source Q : «Ça prend plus que du pain pour vivre, il faut aussi une parole qui sorte de la bouche de Dieu» (4,4).

Une des principales préoccupations des humains devrait être de rechercher cette sorte de nourriture qui mène à «la vie pour toujours». L’évangéliste écrit son Livre des signes précisément pour identifier la nourriture en question. Ici, il ne la définit pas encore, mais il en donne l’origine : elle provient de «l’Humain…que le Dieu Parent[2] a marqué de son sceau». Jésus continue, comme il le fait depuis le début, à parler de l’Humain à la troisième personne. La nourriture recherchée ne peut provenir que du monde divin. L’évangéliste a toujours en tête le contenu de la première ligne qu’il a écrite sur l’Humain (1,51) : il est celui que le Dieu Parent a caractérisé en faisant monter et descendre ses messagers sur lui, comme s’il était enseveli sous une multitude de paroles significatives[3]. Seul l‘Humain est capable de faire «voir» ce qui se voit par l’ouverture du ciel, et, ce faisant, ajoute ici l’évangéliste, il «donne» aux humains la nourriture qui mène à la vie pour toujours. De quelle nourriture s’agit-il? Le morceau suivant la définit.

2. Les lectrices et lecteurs modernes sont souvent déconcertés par la deuxième question de la foule (v 28). Pourquoi parler tout à coup de l’agir? C’est qu’il était évident, pour une auditrice ou un lecteur de l’époque, que la nourriture dont parlait Jésus ne pouvait être qu’une métaphore sur l’agir. Seul un agir correct peut mener à la confection d’une personne apte à vivre pour toujours. La foule galiléenne a donc bien compris ce que Jésus venait de lui dire. Pour vivre physiquement, ça prend du pain. Mais pour vivre humainement, ça prend un Sens que seul Dieu peut inscrire dans le cœur des humains. La question se pose donc tout naturellement : on fait quoi, une fois les besoin essentiels comblés, si on veut vivre correctement? La réponse est on ne peut plus typique de l’évangéliste : on fait confiance à celui que Dieu a envoyé et on vit en conséquence (v 29). À sa façon, l’auteur vient de répondre à une question qui se pose depuis qu’il a commencé à parler de l’Humain : quel lien y a-t-il entre l’Humain et Jésus? Sa réponse est que Jésus a été envoyé pour faire connaître aux humains la «nourriture» que l’Humain veut leur donner, soit la direction que doit prendre leur agir s’ils désirent vivre pour toujours. Fort bien, se dit la foule, mais pourquoi lui ferions-nous confiance?

3. Les dialogues de la péricope s’imbriquent l’un dans l’autre. Les questions de la foule, en réaction à la réponse précédente de Jésus, sont très importantes. Y a-t-il quelque chose dans l’agir de Jésus qui obligerait, en quelque sorte, à lui faire confiance, ou rendrait évident l’objectif qu’il poursuit? Le sérieux des réticences des gens est illustré par la référence à l’Écriture du v 31[4]. Plusieurs choses sont dites en quelques lignes, et il s’agit de beaucoup plus que d’un débat de spécialistes. En se référant à Moïse, c’est tout le mode de vie traditionnel, développé à partir des traditions mosaïques, qui est évoqué. Ce que les gens disent, c’est qu’ils ont une culture, une façon de vivre, des institutions qui ont fait leur preuve depuis des siècles. Oui, ils sont reconnaissants d’avoir eu à manger. Mais s’ils n’attendent pas autre chose de Jésus, c’est qu’ils ont déjà «un pain provenant du ciel». C’est Moïse qui leur a montré comment vivre, et Moïse l’a directement appris de Yhwh. Pourquoi se détourneraient-ils de lui pour écouter Jésus? Manifestement, la foule galiléenne formule les objections que l’évangéliste entend de la part de membres de sa propre communauté. Il connaît d’expérience la gravité du problème et écrit pour aider à le résoudre.

Jésus répond par un second «Faites-moi bien confiance» d’autorité. La parole, dense comme l’exige le sujet, est en trois temps. D’abord – et c’est un peu abrupt comme réponse –, oublions Moïse. Concentrons-nous sur le mot «ciel». Si le pain est jadis venu du ciel, cela veut dire que c’est le ciel qui «l’a donné». Or, il se passe «à présent» quelque chose de très important, c’est que le Parent de l’envoyé («mon Parent») est en train d’offrir aux gens une autre nourriture, le pain authentique cette fois, «le pain de Dieu… qui descend du ciel pour donner la vie au monde» (v 33).

Certes, à première vue, on parle de pain et de nourriture, on se réfère à la manne distribuée par Moïse et au pain partagé par Jésus. Mais ce qui est visé, c’est le chemin à prendre pour vivre une vie humaine authentique qui dure «pour toujours». Dans le monde judéen, une immense entreprise de réinterprétation rabbinique de l’Écriture est en cours pour replacer Israël sur le chemin de l’Histoire. Or, l’évangéliste répond que tout cela est déjà dépassé. Dès à présent, il y a autre chose à faire dans la vie qu’à rajeunir Moïse. Le ciel est ouvert, l’Humain est en train de descendre «pour donner la vie au monde». Et l’envoyé de Dieu est là pour présenter au monde ce nouveau «pain de Dieu», c’est-à-dire cette nouvelle façon de vivre pour toujours. Les Galiléens ont alors la même réaction que la Samaritaine (4,15)[5] :

 

34 Seigneur, donne-le-nous toujours ce pain-là !

 

Le verset est le dernier mot des gens au terme d’un dialogue sympathique de Jésus avec ses compatriotes galiléens. Mais comme il en a l’habitude, l’évangéliste en profite pour mettre une formule-choc dans la bouche de Jésus : «C’est moi (egô eimi), le pain pour la vie». La déclaration est évidemment à comprendre sur le fond de scène des derniers mots de la section précédente : «le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel pour donner la vie au monde» (v 33). Le pain de Dieu, c’est donc l’Humain qui, tout plein du contenu de vie transmis par les messagers de Dieu, descend du ciel pour le transmettre aux humains. Et la tâche de Jésus, en tant qu’envoyé de Dieu, est justement d’en être la courroie de transmission.

Puisque Jésus est celui qui mène à terme la fonction de l’Humain, il est donc lui-même le pain nécessaire à la vie humaine. Et une fois qu’à son école on a appris à vivre, on n’a plus le goût de vivoter (on n’a plus «faim»). Et une fois qu’on a appris à lui faire confiance, on n’a plus besoin de chercher ailleurs (on n’a plus «soif»). Mais la marche est haute pour les Galiléens. Un tel recentrage de la vie, un tel rééquilibrage des forces qui dominent toute existence humaine sont au-delà de ce qu’ils peuvent envisager. Tout sympathiques soient-ils, ils ne peuvent se résoudre à une telle conversion, à un tel retournement. C’est pourquoi, tout de suite après – un verset qui n’est pas lu aujourd’hui et ne le sera pas la semaine prochaine –, Jésus ajoute-t-il :

 

36 Je vous ai déjà dit tout ça, et je suis là sous vos yeux, mais vous ne faites pas confiance.

 

La plume de l’évangéliste devenait lourde, et son texte révèle sa tristesse. Il ne parlait plus d’un Jésus de jadis, de lointains Galiléens du passé.  Il visait les siens.

 

Ligne de sens

 

Le langage johannique est à première vue déconcertant. Mais pour peu qu’on réussisse à le décoder, il est simple à comprendre. Une chose sur laquelle il faut insister, c’est l’importance du climat dans lequel se lit le Livre des signes : il est lourd, les tensions affleurent, le point de vue de Jésus n’est jamais accepté. Il faut noter ça parce que c’est vrai de toute la tradition évangélique.

1. La péricope a une ligne de sens très claire :

. Jésus a donné un «signe» : quand les démunis prennent le contrepied du système et partagent le peu qu’ils ont, ils arrivent à se sortir de la misère

. pour «vivre», c’est-à-dire, devenir humain, ça prend le pain-nourriture qui fait vivre physiquement, et le pain-boussole qui oriente sur le chemin d’une vie authentiquement humaine;

. une fois qu’on a trouvé le premier, il faut mettre tous ses efforts à trouver le second

. il y a un Expert en communications divines qui insère le pain-boussole chez les humains, et les oriente sur le chemin tracé par Jésus, lequel avait lui-même reçu ce pain donné ultimement par le Parent

. le pain-boussole est donné au «monde» en général, lequel rend obsolète tous les autres systèmes d’orientations, y compris celui mis en place par Moïse et ses descendants

. une fois bien orientés, les humains expérimentent «la vie pour toujours».

 

Dans cette péricope, l’évangéliste s’explique sur ce qu’il avait en tête en mettant dans la bouche de Jésus les mots suivants, adressés à la Samaritaine :

 

4,21 Femme, fais-moi confiance, elle approche l’heure où ce n’est ni sur cette montagne-ci ni à Jérusalem que vous rendrez votre culte au Parent. 23 L’heure approche, elle est même là, alors que les pratiquants authentiques rendront leur culte au Parent dans l’authenticité du souffle.

 

L’évangéliste est cohérent. S’il met de côté les cultes – y compris ceux d’origine mosaïque, qu’ils soient de Judée ou de Samarie –, ce n’est pas pour en réinventer un autre. Ce qu’il dit est très clair : pour qu’un être humain vive authentiquement, il a besoin de deux sortes de nourriture : celle qui le nourrit physiquement, et celle qui le nourrit humainement. La première, c’est le pain matériel. La seconde, c’est la vie de Jésus qui lui nourrit l’humanité, lui montre le chemin, lui indique les impasses, les pièges, les dangers. La péricope qu’il vient de rédiger est précisément un morceau de «pain provenant du ciel» (v 32). Elle est parole du Parent qui rend obsolète la parole de Yhwh. L’évangéliste a bien conscience de la nature polémique de sa vision des choses :

 

6,36 Je vous ai déjà dit tout ça, et je suis là sous vos yeux, mais vous ne faites pas confiance.

 

2. «Vous». Le Jésus de Jean s’adresse aux gens désireux d’avoir du pain tout en continuant de vivre comme avant. En faisant parler son Jésus, l’évangéliste s’adresse donc à sa communauté désireuse de croire en Jésus tout en obéissant à Moïse. Aujourd’hui, le «vous» en question, c’est nous, c’est moi. Et lui, qui est le pain pour la vie, nous parle. Et il s’étonne que nous lisions le texte comme si l’envoyé nous parlait du pain eucharistique. Comme si le pain de vie, c’était l’hostie. Comme s’il avait inventé un nouveau rite, pour faire partie d’un nouveau culte. Comme s’il avait créé une organisation capable de harnacher la vie que le Parent veut donner au monde. Et il s’étonne, comme il le fait depuis deux mille ans, que, malgré tout ce qu’il nous ait dit, nous ne lui fassions pas encore confiance. Nous tenons à ce que ce soit une «patente» plutôt que lui qui nous donne le pain-boussole. L’évangile continue donc à se lire dans un climat de tension, de résistance.

 

Notes :

 

[1] Citation inspirée de textes tels que Ex 16,4.15 ; Ps 78,24; Sg 16,20.

[2] Seule mention du «Dieu Parent» en Jean.

[3] L’auteur du prologue parlerait ici du Dire de Dieu, porteur du Sens, et dirait que c’est lui qui le communique à l’Humain.

[4] Aucun texte précis n’est cité, mais le contenu est une sorte de résumé de ce dont tout le monde se rappelle de l’Écriture (voir des textes tels que Ex 16,4.15 ; Ps 78,24; Sg 16,20). C’est évidemment l’évangéliste qui formule les questions et la citation.

[5] «Seigneur, mais donne-la-moi cette eau, que je n’aie plus soif et plus besoin de revenir puiser ici.»

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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